Les journées défilaient et se ressemblaient horriblement ; il était une fois de plus assis sur un rocher, en montagne, laissant son regard errer le long de l’horizon peinte d’un trait d’encre. La nuit s’affaissait lentement, mollement tandis qu’il se sentait de plus en plus vide ; il y avait cette cruelle sensation de manque qui le rappelait à l’ordre, lui criant au creux de l’oreille combien il avait été idiot, horrible, malsain. Quelques images paraferaient cette horrible peinture ; le guitariste se souvenait très bien de son regard. Et de ses lèvres roses et frémissantes. Il se rappelait aussi de toutes les paroles qu’il lui avait dites. Qu’elles avaient été horribles ! Le souvenir de cette matinée noire comme l’encre dévalant les montagnes revint à lui, comme un cauchemar horrible dont il demeurait l’unique prisonnier ; pourquoi avait-il parlé à Madelynn en ces termes ? N’avait-elle pas assez éreintée par les accusations calomnieuses des étudiants de New Heaven pour que lui vienne en rajouter une couche ? Et puis, cette ambiguïté entre eux. Tant de choses qui laissaient Jasper sans voix. L’hésitation grandissait de jour en jour ; devait-il aller jusqu’à elle pour lui présenter ses plus sincères excuses ? L’absence de la jeune hippie dans sa vie creusait de plus en plus son cœur et le rendait aigre. Bien qu’ils s’étaient tous deux jurés de vivre et d’apprécier une grande amitié et une complicité formidable, il y avait ce je ne sais quoi entre eux ; un quelconque sentiment inexplicable aux yeux de l’étudiant qui admirait la combattivité et la douceur de la jeune artiste. Et puis, leur duo. Leur musique, leurs paroles, leurs regards, leurs voix. Tout cela manquait fatalement au guitariste qui seul, accompagné de son instrument, ne trouvait même pas en la nature et en son silence, la féconde inspiration. Il n’y avait que la jeune blonde qui l’inspirait ; ce qu’il aimait admirer ses lèvres brillantes, son sourire allant jusqu’au creux de ses joues, ses fossettes, ses yeux clairs, et ses longues mèches en or étincelant. Tout cela lui manquait, néanmoins, le pragmatisme de Jasper était indéfectible ; il était persuadé qu’il avait bien fait. C’était mieux pour elle. Côtoyer un vampire et s’en amouracher pouvait être risqué, et Jasper encore sensible au sang des hommes, ne voulait pas commettre l’irréparable comme il l’avait fait au manoir en goûtant aux lèvres pulpeuses de la chanteuse. Madelynn et lui s’évitaient donc depuis longtemps déjà ; l’étudiant en littérature étrangère ne savait pas ce qu’elle devenait. Il ne savait plus rien à vrai dire. Le voilà de retour à l’existence primaire, abandonné aux fureurs des éléments ; il errait jour et nuit en écumant les bois, à la recherche de repentance. Mais rares étaietn les instants où son esprit lui permettait une once de repos. La méditation était vaine tant les souvenirs influaient d’ici et là, allant jusqu’à l’emprisonner dans une cage nommée regrets. Le vent se leva soudainement apportant à l’air lourd et fixe de la colline quelques notes épicées venant d’Orient ; le parfum du jasmin, du mimosa et quelques senteurs de roses sauvages noyaient la forêt de séquoias de vagues douces. Le jeune homme se redressa de son trône ; il s’étira machinalement avant de disparaître furtivement derrière les ronces. Il dévala la colline et gravit un autre tiers de la Rocheuse avant de descendre d’un bond haut et puissant près du bosquet. A son entrée, des fleurs l’accueillaient de leurs teintes les plus chatoyantes alors qu’une biche bondissait à vive allure à quelques pas de lui. La rivière suivait son cour, tout comme la vie, si paisiblement. Le jeune Hale enviait cette nature sauvage et insouciance. Il aurait aimé être une part d’elle, vivre éternellement enfermé dans cette bulle hors du temps et de l’espace, hors de la civilisation, hors des dangers, des regrets. A pas furtifs, le guitariste reprit sa route ; il devait rentrer un peu plus tôt au manoir pour terminer la lecture d’un roman d’Ortochenko. Un auteur russe qu’il adorait particulièrement. Une main glissant lentement le long de son visage, Jasper continua d’avancer calmemement ; tout à coup, alors que tout semblait harmonieux, une note fausse vint s’immiscer dans la mélodie de la nature. Un craquement de branches. Une respiration haletante. Une démarche lourde. Il s’agissait d’une humaine. Et pas des moindres ! Inspirant une bonne bouffée d’air, le brun reconnut sans le moindre mal, le parfum de sa Madelynn ; c’était un mélange de fleurs, de fraicheur, de vanille, de soleil. De tout à la fois. Tout ce qu’il aimait. Ses yeux se mirent à briller étrangement, comme si un éclair de désir venait d’en percer les prunelles. Il pressa le pas. Elle était là, accessible, juste à quelques mètres ; les cheveux au vent, la robe légère, l’air tendre et rêveur. On aurait dit un véritable ange. Il la trouvait d’une beauté divine. Furtivement, le vampire se glissa derrière elle. Il voulait la voir de plus près, en admirer et en mémoriser tous les traits comme pour ne jamais l’oublier ; mais sa raison, tranchante comme une lame, était là et le poignardait à chaque pas qu’il posa en sa direction. Arrivant enfin à sa hauteur, Jasper regretta de ne pas être resté terré dans l’ombre ; ainsi, cette rencontre providentielle n’aurait pas eu lieu. Il aurait laissé la musicienne poursuivre son chemin, et lui, se serait rendu encore plus vite au manoir. Le parfum de Madelynn gommait toute autre odeur ; les fleurs écloses, les pâquerettes dansant dans l’herbe. Tout ça n’avait rien de délectable face au parfum de la jeune fille. Et puis les pulsassions de son cœur fébrile. Une mélodieuse composition qui entrainait corps et âme le guitariste.

Hélas, il fut confronté à la dure réalité des choses. Nonchalamment, l’étudiante en arts du spectacle lui répondit ; elle avait eu peur. Il l’avait toujours effrayée. A vrai dire, Jasper effrayait toujours tout le monde en apparaissant si brusquement. La jeune fille en avait le visage rougi, l’air angoissé. Elle se ressaissit soudainement et dévisagea le brun. Ce dernier resta de marbre ; comme à son habitude on ne savait pas quels sentiments pouvaient le miner de l’intérieur. Impassible, la figure pâle et tirée, il l’observa fuir à grandes enjambées. Il n’avait pas vraiment tout entendu. Son esprit s’aventurait dans mille et une contrées ; les unes fantastiques, les autres plus obscures, et dans chacune d’elle, une question s’imposait presque comme un choix. Devrais-je aller l’accoster pour m’excuser ? Ou bien, dois-je passer mon chemin ? C’était cette interrogation qui surprenait Jasper. L’étudiant hésitait. Il demeurait néanmoins encore figé sur place ; son regard errant le long de la silhouette de Madelynn qui avait quasiment disparu derrière les hautes herbes. Sans plus attendre, son cœur trancha et il la rattrapa à vives enjambées ; en moins d’une seconde, le vampire se retrouva à côté d’elle, saississant doucement son poignet pour l’obliger à s’arrêter. L’artiste baissa la tête. Puis la redressa, tout en défiant de ses prunelles turquoise, les iris pigmentés d’or et d’émeraude du garçon. Il grimaça à peine. Elle fut surprise de le voir ainsi, de si près. Lui aussi. « Attends. » Il murmura ce verbe très doucement, juste assez fort pour que Maddy puisse néanmoins l’entendre. Ses doigts blancs et nerveux restèrent accrochés à son poignet ; elle gesticula soudainement pour qu’il relâche la maigre pression, ce qu’il fit, honteux. La confusion marqua d’un trait d’encre son visage pâle. Jasper inspira une bonne bouffée d’air, essayant néanmoins de ne pas se laisser corrompre par le parfum que dégageait Madelynn. « Excuse-moi. Je ne voulais pas t’effrayer. » Il ne sourit pas. Il n’ajouta rien. Que devait-il dire de plus ? Les excuses, les mots tendres, la délicatesse…Ce n’était pas son fort. Jasper savait se montrer romantique, mais au vu des circonstances, sa honte et sa culpabilité lui empêchaient radicalement tout mouvement. Ses doigts passèrent nerveusement le long de sa joue lorsqu’il enchaina, avec plus de poigne cette fois-ci. « Je suis désolé. » Il daigna poser son regard dans le sien. Le vent ramena des bois toute la chaleur du soleil. L’astre doré planait dans les cieux clairs. Quelques rayons se reflétaient dans la chevelure de Madelynn. Et dans ses yeux brillants. « Je ne voulais ni t’effrayer, ni même mal te parler. Par rapport à l’autre jour, je m’en veux terriblement. Tu ne méritais pas que je te parle de la sorte. J’avoue que mes mots m’ont moi-même surpris. Ce n’est pas dans mes habitudes d’être aussi sournois avec quelqu’un, qui plus est avec une jeune femme aussi charmante que toi. » Un maigre sourire parvint à percer le silence de ce visage. Il blêmit. « Je suis navré Madelynn. Je ne pensais vraiment pas tout ce que j’ai dit. Pardon. » Il resta face à elle, silencieux, calme, impassible, attendant de sa part une quelconque réaction. Ses excuses étaient bien maigres. Mais c’était tout ce dont il était capable à cet instant. Ni plus, ni moins.

Surgissant de nulle part, Jasper se retrouva face à Madelynn ; tel un spectre pâle, sa présence fortuite effraya farouchement la jeune fille qui poussa un cri d’effroi dont l’écho se démultiplia à maintes reprises dans la plaine déserte. Il la fixa longuement de ses yeux de jade, prunelles tantôt brillantes comme cette même gemme, tantôt incendiée par des flammes insoupçonnées ; il s’en voulait. Il ressentait toute la tension dans l’air. Cela avait le don de l’étouffer, de le liquéfier sur place. Le guitariste espérait réellement renverser la tendance à son avantage, et ses premières paroles allaient dans ce sens. Jamais Hale n’avait été si délicat dans les mots ; bien sûr, lorsqu’il composait des mélodies, qu’il accordait ses paroles à celles de grands écrivains espagnols dont il appréciait la plume ardente, il était aussi doux, mais dans la vie que l’on pouvait qualifier de réelle, il manquait cruellement de tact. Austère, muet, placide, impassible, Jasper effrayait. On ne savait réellement jamais quel genre de pensées traversait son esprit ; étaient-elles noires ? Plus chatoyantes ? A l’égard de Madelynn, il lui arrivait de rester de longs instants sans réfléchir ; il se contentait simplement d’admirer l’ondulation de ses mèches sur sa nuque pâle. C’était souvent ça qu’il faisait alors qu’elle chantait pendant les répétitions. Sa voix l’envoutait, l’amenait ailleurs. Hélas, pas cette fois-ci. Le ton brusque de la jeune artiste froissa Jasper. Il ne dit rien car il ne savait réellement pas quoi répondre à de telles interrogations. Que pouvait-il dire pour qu’elle accepte de lui pardonner, si ce n’est la vérité ? En connaissant son identité, peut-être l’accepetera t’elle ? Ou pire, elle le détestera, sera effrayée par lui et ne voudra plus jamais le voir. Le jeune homme ne pouvait se permettre de telles confessions ; la confiance et leur complicité étaient en cendres. Il devait tout rétablir avant de peut-être lui avouer la vérité à son sujet. « Le mal est fait, j’en suis conscient, mais je veux tout rétablir. Je m’en veux d’avoir été aussi brutal avec toi l’autre fois. Tu cherchais à sonder mes sentiments à ton égard, et je ne suis pas prêt à m’impliquer dans une telle relation. Je t’apprécie réellement Madelynn, tu es une personne formidable et je m’en veux de te faire autant souffrir, mais… » Le guitariste marqua une pause, sentant que sa voix s’était éraillée et dénotait cruellement tout le chagrin et le remord qui le minaient de l’intérieur. « Je tiens à notre duo, à notre amitié et je suis réellement prêt à ne plus être aussi froid avec toi. Je suis malhabile pour les grands discours et les relations humaines. Je…Je ne suis pas à l’aise en parlant trop. Je suis timide. » Déclara t’il sans fausse note. Malgré son secret lourd, la vérité résidait aussi en ces quelques mots ; il n’avait jamais été doué avec les humains, même à l’époque où lui aussi était l’un des leurs. L’armée l’avait changé, et la transformation encore plus. Il bascula légèrement la tête en arrière, cherchant à ne plus ressentir le parfum suave de Madelynn ; l’odeur de ce sang dans ses veines, le parfum fruité de ses cheveux. Haussant une fois encore le ton, la blonde désirait plus que tout être convaincue des bonnes intentions de Jasper, sans quoi, elle ne lui accordera jamais son pardon. Face à cette possibilité qu’il se refusait catégoriquement, le jeune homme crut ressentir son cœur d’humain retrouver la vie en lui ; c’était comme s’il battait à nouveau, plus fort, horriblement fort. Il ressentit des fourmillements dans tous ses membres. Ses mains tremblotaient et ressemblaient aux larges pétales de lilas que le vent balayait d’un souffle tiède. « A rien sans doute. Mais je tenais à te les faire. Car je sais que je suis allé trop loin. Je sais réellement que je ne mérite pas ton pardon, ni même ton amitié et encore moins cette affection que tu éprouves pour moi, j’en suis conscient, mais je veux te prouver que je ne suis pas qu’un bloc de glace Madelynn ! » Il avança d’un pas vers elle. Devait-il user de son don pour la calmer et lui faire faire ce qu’il voulait ? Non, Jasper ne voulait pas avoir recourt à une solution de facilité. Pas après tant d’efforts, tant de courage pour mêler ses mots et ses sentiments. « Rien ne te le prouve, mais je te donne ma parole, et sache que je n’ai jamais trahi ma parole, jamais ! » L’ancien soldat sudiste parlait à cet instant ; Jasper avait été un valeureux militaire toujours loyal et dévoué à sa patrie et à ses hommes. Il ne les avait jamais trahis, surtout en leur donnant sa parole, gage de sa foi suprême à leur égard. « Je sais que tu as souffert, je le sens, mais j’ai également souffert par le passé. J’ai vécu des expériences horribles, j’ai connu des choses terribles, et je suis comme toi, je ne veux qu’aller de l’avant. Je ne veux pas rester dans le passé et goûter aux mêmes supplices. Je ne comprends pas ces rumeurs à ton égard. » Dit-il en faisant référence aux accusations sur le mur de New Heaven. « Mais contrairement aux autres, je n’ai aucun jugement ou aucune critique à ce sujet. Je m’en contrefiche ! Pour moi ce qui m’importe et la réelle Madelynn que j’aime c’est toi, tout simplement. Toi, et je suis prêt à m’impliquer davantage pour ne pas te faire souffrir. Je ne suis pas un lâche, car si je l’avais été, jamais je ne t’aurais dévoilé le fond de ma pensée et de mon cœur. Peut-être que cela ne changera rien à ton jugement, et je le comprendrai. Mais si tu ne veux plus souffrir, il faut aller de l’avant, savoir pardonner, savoir aimer et apprécier les gens à leur juste valeur. Je n’ai jamais dit de tels mots à une autre personne avant toi. Peut-être que cela ne modifiera en rien ce que tu penses, mais je devais te le dire. » Il noya ses yeux brillants dans ceux de la jeune femme. Elle parut hésiter, ses joues s’empourprant légèrement alors que de ses doigts frêles, elle balayait les fils d’or sur son visage que le vent rabattait farouchement. Un petit courant d’air circula le long du sentier de terre battue et rouge comme le sang des indiens de la réserve. Ceux qui vivaient à quelques mètres d’ici et dont l’esprit des défunts protégeait hardiment le cœur de la forêt. Jasper posa un dernier regard vers Madelynn, esquissa un maigre sourire, aussi pâle que son visage et sans éclat, comme le fond de ses prunelles de jade. « Je suis réellement désolé. » Ajouta-t-il dans un souffle, un murmure que la bise frisquette chassa. Les nuages tournoyaient dans les cieux pâles, le soleil brillait pleinement à travers les ramures des pins et des séquoias. Il frémit. Le silence reprit ses droits royaux dans la forêt, et sur la plaine colorée par les hautes herbes, les marguerites et les roses encore en bouton d’or.