Les jours défilaient, tous étaient monotones, ternes. Mais il y avait encore une infime partie en moi qui demeurait animée, embrassée par ce luxuriant désir de vengeance. Je voulais faire vengeance à Elena. Tuer la démone et tout achever. La vie me paraissait âpre en goût, terne en couleur. Tout était dérangeant. Terriblement insipide. L’alcool que j’ingérai n’avait plus de goût ; sa puissance était éphémère tout comme la sensation de plénitude et d’inconscience. Le temps s’écoulait avec une lenteur accablante et à chaque tic-tac de la grande pendule en bois rose, un je ne sais quoi me rendait encore plus alerte, et plus déterminé à peindre d’une croix noire et proéminant cette toile macabre. Que faisait Elena ? Finalement y avait-il encore un peu d’Elena dans ce corps ravagé par le feu des Enfers ? Etait-elle morte à jamais ou demeurait-il une chance de la sauver de l’éternelle damnation ? Tant de questions murissaient en moi, et à l’instar des pommes sur un pommier, lorsqu’elles atteignaient la maturité, elles pourrissaient, chutaient, sombraient. Je n’avais plus de réponse. Je n’avais plus rien, sauf mes yeux pour pleurer et encore, je n’en avais plus la force. Je me sentais asséché. Le goût du whisky me parût fétide. D’un geste brusque, frénétique, je balançai la fiole en verre contre le mur ; quelques écailles argentées formèrent une trainée brillante sur le sol, que les rayons intrusifs du soleil, transformait en or. Tout en ouvrant pleinement les volets, je daignais enfin adresser au monde un regard digne de ce nom ; les lignes et les courbes des choses m’apparaissaient sans leur rondeur exquise, tout était si dénué de ce sens sans elle. La chaleur du soleil me réchauffa le visage. J’avais les joues creuses, horriblement exsangues. La vie s’échappait de mon être à chaque fois que je toussotai. L’appartement empestait le renfermé. Les draps étaient ternes, gris, crasseux. Tout était un vrai bordel, tout comme dans mon esprit. Les pensées et les peurs se mêlaient dans les ténèbres de cette âme qui avait été à jamais souillée par tout ce que j’avais pu voir. Des créatures les plus sordides, aux plus effrayantes, des chasses qui m’avaient promulgué un incomparable sentiment de puissance aux nuitées glacées qui n’avaient fait que m’effrayer. Oui, j’avais vécu beaucoup de choses. Mais ce qui me restait en travers de la gorge, c’était que j’avais presque frôlé le bonheur en rencontrant la ténébreuse Elena. Cette jeune étudiante qui ne demandait rien à personne, si ce n’est de vivre et d’être aimée en retour. J’avais gâché sa vie. Je n’osais même plus me regarder dans la glace tant mon reflet ossu me dégoûtait. La nuit n’allait pas tarder à me rattraper, tout comme le malheur et la mort. C’était ce soir ou jamais. La démone allait se manifester, Samy me l’avait affirmé.

Après quelques heures d’une attente interminable, je fus enfin délivré de mon calvaire. Cette attente équivalait probablement à cent années de torture. Déposant les armes à l’arrière du coffre, j’observai, hagard, l’obscurité dévorant les dernières lueurs de la ville. C’était le bon moment. La lune pleine et opaline étincelait de mille feux avec sa garde étoilée ; la lumière argentée frottait la route que la voiture empruntait à vive allure. Un nuage de poussière nimbait l’horizon. La chasse s’annonçait difficile. Le véhicule fut stationné sur le bas côté de la route, alors que j’en descendais ; ouvrant le coffre, je pris mes armes et tout en fixant la gorge béante et noire menant à la forêt, je frémis. Elle m’engloutit aussitôt. Marchant à pas furtifs, je n’entendis pas la venue de ce devin ; cet homme avide, égoïste et obscur, qui se prétendait être un personnage valeureux et droit. Un peu comme un genre de druide qui avait pour mission sacrée de protéger le monde et d’éviter aux Hommes d’être tentés par le noir fruit des enfers. Je trouvais ce rôle tout bonnement ridicule. L’Humanité était déjà souillée. Les hommes n’étaient en aucun cas égaux, ni en droit, ni par nature ; chacun avait ses faiblesses. Chacun avait son passé, ses secrets. Ce devin n’insupportait avec son petit air sûr de lui, sa mine creuse, de craie. Ses yeux si rieurs que je les rapprochais dans leur couleur curieuse, de ceux des serpents. Il était le Vice. Je me croyais face au Diable alors qu’il m’arrachait dans mes pas. Fièrement, l’homme m’expliqua que c’était le bon moment. Que je pouvais l’avoir vu les pièges que j’avais installés il y a quelques jours. Que l’affaire était conclue d’avance. Au moment où je voulus lui répondre sèchement, son portrait pâle s’enfuma dans les airs. Les vapeurs blanches furent happées par la bise glaçante dévalant les collines. Je marchai encore. Sans savoir où me rendre. Mon instinct et mes sens éveillés sentaient sa présence. Elle était là. Pas très loin. Son ombre m’apparut enfin ; filiforme, noire, sûre. Elle se mit à courir, disparaissait furtivement d’un arbre à l’autre. Puis lorsque je pénétrai dans un nouveau bosquet, elle m’apparut. C’était cette garce. La démone. Elena était plus là. Je n’avais rien à perdre désormais. Je ne sortis ni mon arme, ni ma précieuse dague. Il était temps de ruser. Je ne suis pas contre finalement. Un sourire fendit mes lèvres, laissant deux fossettes incurver mes joues. Oui. Et non. Tu n’as jamais été celle que je voulais, mais sans doute avec le temps m’adapterais-je à toi et te trouverais-je une quelconque sympathie ? Je ne suis pas venu me battre. Au contraire. Je rends les armes. J’en ai plus qu’assez de ton petit jeu. Tu es trop prévisible, ce n’est plus amusant. Lorsque tu tues, je sais que c’est toi. Je sais que tu fais ça pour que je te retrouve. Me voici. Je suis venu simplement te dire que tout était fini. Fais ce que bon te semble. Elena est morte de toute façon. Tout en levant une main en l’air. Tue moi si tu le veux, le jeu ne vaut plus la chandelle. Hébétée, la démone resta durant de longues minutes à m’observer de ses yeux brillants, avant de tenter un pas en ma direction. Je n’opposais aucune résistance. Je voulais simplement tout terminer une bonne fois pour toutes. Quitte à perdre pour de bon Elena, je devais le faire dignement, pour sa mémoire. La créature glissa ses doigts dans ses mèches brunes avant de brusquement me bondir dessus. Dos contre un arbre, je me retrouvais pris au piège. Elle m’embrassait avec une passion avide. Frénétique. Peut-être y avait-il un peu d’Elena en ce baiser ? Je m’écartai d’elle et eus un sourire. Elle était tombée dans mon piège. Le pentagramme caché par les brindilles et le talus l’avait eue. Prise au piège, la démone fulminait en s'agitant dans tous les sens. En vain. Elle était prisonnière de l'invisible. Qui est prit qui croyait prendre. Essaye toujours de me rattraper. Enfin si tu peux. Je doute que tu en sois capable. Et sincèrement, fais ce que tu veux à ce corps, tant que tu seras dedans, je le trouverai insipide. Mes yeux étincelèrent d’un je ne sais quoi de sournois. Je savais qu’elle allait s’en sortir et qu’elle allait être en colère. C’était ce que je voulais. Absolument ! Cela entrait justement dans mon plan. Et puis ce n’était juste qu’un avant goût de ce dont j’étais capable. Aussitôt, je m’élançai dans une course effrénée, afin de me laisser le temps de tout préparer pour la seconde partie du piège. J’allais l’avoir. Ce n’était qu’une question de temps.

Le grand moment approchait enfin ; la lune pleine et argentée prédisait la théâtralité de l’acte final. Elle allait éclairer ma dernière représentation. Celle où subliment, j’allais achever la démone en Elena. Je n’avais plus rien à perdre. La jeune femme que j’avais aimée avait été arrachée par les Enfers ; il ne restait plus rien d’elle, mis à part ce joli corps, et ce beau visage. Ces grands yeux de biche, peignés dans l’encre de Chine d’un noir absolu n’étaient plus les siens. Ces belles lèvres fines et écarlates qui incitaient au baiser, n’étaient plus à elle. Elle ne m’embrassera plus jamais avec. Garant la voiture sur le bas côté, j’en descendis ensuite, pressant le bas jusqu’à la lisère du bois noyé dans l’obscurité. La lune joua de ses rayons prompts le long du sentier de terre battue que j’avais emprunté ; le cœur battant à tout rompre, je voulais me retrouver face à la démone, l’achever une bonne fois pour toutes et faire une croix sur Elena. Sur la vie. Je n’étais pas suicidaire, mais je savais qu’une telle perte allait m’achever. Samy m’avait mis en garde sur la difficulté de l’exercice ; exorciser un démon était une chose dangereuse et terrible ! Il m’avait expliqué, les yeux éclairés d’une flamme étrange, à quel point la douleur pouvait être ardente, autant pour moi, que pour Elena, car aux yeux de mon ami, il y avait encore une part en elle qui subsistait. Une petite lueur qui tanguait fébrilement à chaque passage prompt de la tempête démoniaque. Cela me redonna un peu d’espoir. Mais la sensation était éphémère. En me retrouvant face à elle, je ne pus m’empêcher de retenir un soupir et un frisson. Bien qu’en démone, "Elena" était toujours aussi belle ; sa dangerosité et les flammes luisant dans ses yeux la rendaient redoutable et délicieuse. J’avais toujours aimé les femmes fortes avec un vrai tempérament. Les loques écervelées, autant pour moi. Tout en me rapprochant d’elle, je laissai un léger sourire, celui d’un vicieux personnage, avide et lubrique, se peindre sur mes lèvres ; mes yeux eurent le même éclat, celui du vice. De l’envie. Ma peau frémit également, touchée par une nuée ardente de passion que je ne me connaissais qu’à peine. La démone tomba justement dans le piège, tentée par mes avances, par ma faiblesse outrancière. Alors qu’elle se rapprocha de moi, réduisant de peu l’écart entre nos visages, mêlant son souffle brûlant au mien, je frissonnai de plus bel. Le pentagramme, voilà la clé de l’énigme. J’en avais tracé plusieurs sur le sol de la forêt et à chacune de ses avancées, la démone allait tomber dans le piège et s’affaiblir. Dans ce baiser passionné, je crus ressentir un peu d’Elena, de sa douceur, de sa fraicheur. Je passai doucement mes doigts le long de l’échine brûlante de la créature avant de m’écarter d’elle. Il ne fallait pas non plus que je tombe dans le panneau ! La créature grognait ; sa voix rauque de démone retentissait comme le glas funèbre annonçant le trépas à venir. Je souris puis disparus en plein cœur de la forêt. Je devais rejoindre cette petite cabane ; celle où j’avais mis en place tout l’attirail pour la surprendre et l’avoir une bonne fois pour toutes. Je vérifiai mes derniers pièges alors que je l’entendis s’approchant à grands pas. Le vent s’était levé. La tempête paraissait menaçante et dévastatrice. Tout à coup, la démone apparut face à moi, me bloquant le passage ; je n’avais pas prédis une telle chose. Pris de court, je décidai de me replier. Je n’aurais probablement pas le temps de rejoindre la cabane. Je me mis à courir le plus rapidement possible jusqu’à celle-ci, mais elle me tomba dessus. Roulant sur le flanc, j’heurtai un rocher. Je me redressai. « Tu penses sincèrement que tu m’effraies ? » Lui dis-je menaçant, requinqué à souhait. « Approche. » La créature fut tentée, ses yeux noircis comme les ténèbres qu’elle servait aveuglément, ses doigts ambrés s’approchant dangereusement de mon visage. Un sourire s’étira sur celui-ci, dessinant deux fossettes de chaque côté. « Approche encore un peu plus prêt. » La jeune femme me dévisagea avant de reculer. C’était exactement ce que j’avais espéré. Le piège se referma aussitôt sur elle. Elle paraissait sonnée. Avait-elle rencontré sur son passage maints et maints pentagrammes qui lui avaient arrachés un à un de son énergie ? J’en étais persuadé. De ses mains blanches, elle tapa violemment contre la paroi invisible, essayant de fuir dans un cercle enflammé, mais en vain. Ce cercle maudit la rentait prisonnière. Je me munis d’une Bible, feuilletai les pages jaunies. « Une dernière volonté démone ? » Mon regard rencontra ses yeux d’encre et un frisson irrépressible me traversa entièrement.