Sans doute, ce soir-là, aurais-je dû emprunter l’autre ruelle, celle que je prenais d’habitude pour rentrer chez moi, mais trop égaré dans mes pensées, je m’étais perdu à travers les crasseux boyaux de la ville ronflante. Je m’étais retrouvé pris au piège par ce qui me semblait être au début une parfaite inconnue mais lorsque la lumière lui jaunit la face, je compris à qui j’avais affaire. Cette femme m’avait sauvé. Je lui en devais une fière chandelle, toutefois, je restais sur mes gardes. Ce genre de personne assez louche et vicieux avait toujours eu le don de me rappeler les types qui m’avaient passé à tabac ce soir-là ; je m’en souvenais comme s’il s’agissait d’hier. Ils avaient le même œil luisant de malice, le même zèle dans les gestes et la même acidité dans les paroles. Instinctivement, ma main appuya mon ventre ; c’était comme si je ressentais les coups qu’ils m’avaient portés ce soir-là. Déchirants, horribles. Heureusement, cette fille m’avait sauvé. Pourquoi ? D’ailleurs, je ne le savais toujours pas. Je n’avais pas osé lui poser la question ; dire que j’avais été sauvé par une fille, qui plus est une inconnue, affligeait un grand coup à mon égo. Je fermai les paupières, inhalait le parfum de la belle ; c’était aussi piquant et sucré que sa personnalité qui m’apparaissait bien plus clairement sous la pâle clarté des astres. Je scrutai ensuite son visage ; ses yeux brillaient bien plus que les étoiles. Et de toutes les constellations mirifiques qui m’avaient été données à voir, celles-ci était bien plus parfaites, bien plus enchanteresses et dangereuses. Elle se pencha légèrement au-dessus de mon épaule tout en murmurant son prénom ; Aurea. C’était aisé à retenir, mais la sonorité employée me renvoyait à de savants calculs ; ce n’était pas une affaire de mathématiques ou de rigueur, mais plus de chimie. De physique. Je me sentais indéniablement lié à elle, atome par atome, molécule par molécule. Mon regard se plongea de nouveau au cœur du sien, là où le noir était absolu. Hypnotique. Toutefois, ma raison bien critique me ramena à la réalité ; j’étais stupide. Je faisais la causette à une fille qui trainait avec des mafieux et qui me semblait même en être une. La rigueur implacable de ma réflexion m’obligea aussitôt à couper court au dialogue.

Je t’en prie Aurea. En quoi cela t’amuse t-il d’en savoir davantage sur moi ? Tu m’as sauvé, certes, merci encore. Je t’en dois une, mais…Je pense que je devrais filer. J’ai un sale pressentiment, ajoutai-je plus bas en scrutant les alentours. Les rues me paraissaient toujours aussi désertes. J’étais soudain pris de frayeur : ma chair trembla d’elle-même, prise par un frisson que la bise glaçait davantage. Ce fut une vraie décharge le long de l’échine. Aurea s’était assez jouée de moi. J’avais compris. Elle devait faire partie du coup et me jouer un tour. Je ne voulais pas finir comme les types que les mafieux descendaient froidement et dont on retrouvait des morceaux de cadavre aux quatre coins de la ville. D’un geste, j’ôtai les mains de la jeune femme de ma veste puis reculai. Je te remercie, mais c’est ici que nos chemins se croisent. Dis à tes potes que je les payerai bientôt. Quand j’aurais de l’argent. Au revoir !

Sans plus attendre, j’accélérai le pas, déboulant ainsi à l’entrée d’une ruelle nimbée de brume. La clarté du réverbère en éclaira le couloir entier ; désert, silencieux. Je devais en profiter. Chacun de mes pas résonnaient sur le bitume ; j’entendis tout à coup quelqu’un héler mon prénom. Ce devait être cette Aurea. Que me voulait-elle encore ? Je ne pus résister au son de sa voix et inclinai la tête vers elle ; mon regard perça le sien. Elle me jeta adroitement mon portefeuille qu’elle avait probablement volé lors de notre accolade. Je l’attrapai au vol, le rangeai dans ma poche. Je ne dis rien. Tournai le dos et continuai mon chemin. Les étoiles éclairèrent pleinement la seconde ruelle dans laquelle je pénétrai ; pas un bruit, toujours le silence si lourd, si effrayant. Mon souffle en rythmait les quelques notes. Le bleu du ciel me semblait aussi irréel que les molécules qui se combinaient en moi, créant, transformant de bien curieux atomes ; de la peur, de l’angoisse. Ce sale pressentiment persistait à mesure que je m’enfonçai vers la rue piétonne. Tout à coup, j’entendis un coup de feu, et un second. On me tirait dessus. Sans plus attendre, je rebroussai chemin. Aurea n’avait pas bougé ; c’était comme si elle m’attendait. Je la tirai par le bras et nous dévalâmes le plus rapidement possible le boulevard principal en longeant le quartier italien. Dans quelle connerie m’étais-je encore foutu ? La première fois avec Julian, là avec elle. Aurea me tira par le poignet et me poussa dans la cage d’escaliers d’un immeuble. Nous pénétrâmes ensuite la petite cour de celui-ci en face d’une ruelle où pourrissaient les ordures. La lune balaya les ténèbres. Je soupirai, me collai dos au mur et repris mon souffle ; mon cœur s’agitait, pris d’inquiétude.

C’était quoi ce bordel ? Tu y es pour quelque chose ? Tu m’as tendu un piège ? criai-je en m’imposant face à la fille. Tu es qui au juste ? Une de leur putain d’indique ? Tu veux ma peau ? Tu ne l’auras pas ! Personne ne m’aura ! J’ai..J’ai fait une connerie, ok. Je n’aurais pas dû tricher. Mais c’était tentant. Ce n’est pas de ma faute si tout me semble posséder une certaine rigueur mathématique. Et puis merde! Dépassé, je pris mon visage entre mes mains tout en m’agitant dans tous les sens ; le souffle haletant, mon esprit s’engageait dans de bien sinueux chemins de la pensée que même les étoiles les plus étincelantes n’arrivaient pas à éclairer.

Dévalant la ruelle à grandes enjambées, je ne voulais plus avoir affaire à Aurea et à ses mafiosos. Toute sa bande de sbires m’effrayait et je regrettais de plus en plus de m’être enlisé jusqu’au cou dans des histoires si sordides. Trafiquer ses jeux au poker était une chose, je l’avais souvent fait en calculant au chiffre près la partie et en anticipant tout le jeu, en le menant presque grâce à la logique mathématique, était une chose, mais se retrouver nez à nez avec les membres d’une mafia très puissante, en était une autre. J’aurais dû songer à deux fois avant de m’inviter dans le quartier italien ; «Little Italy » était un repère à voyous. Je descendis les ruelles pavées et noires ; les mains dans les poches, je m’apprêtai à regagner le grand boulevard pour prendre un taxi, et fuir. Hélas, elle me retrouva et m’interpella. En l’entendant héler mon prénom, je frémis en me figeant tout entier ; mon corps m’empêchait tout mouvement. Elle m’effrayait. Je me retournai et attrapai d’un geste vif le portefeuille qu’elle m’envoya. Merci. Murmurai-je tout simplement. Tournant le dos, je fixai la rue encore déserte ; la lueur jaune et vive d’un taxi m’apparut comme étant l’appel du Seigneur. Enfin mes prières avaient été exhaussées et j’allais quitter ce repère à mafieux. Malheureusement, les choses se passèrent différemment. Un coup de feu résonna, déchirant la pénombre de son éclat vif et plongeant ensuite, dans un silence intègre tout le quartier italien. Aurea m’attrapa la main et rapidement, elle me tira hors des filets de sa mafia ; j’entendais les hommes, ils étaient là, ils hurlaient, ils scandaient des jurons en italien dont le sens me parut familier. Collé dos au mur, ma respiration se faisait de plus en plus agitée alors que la sicilienne était d’un calme déconcertant ; elle m’ordonna de rester de marbre. Etait-elle sérieuse ? Comment pouvais-je rester quiet alors qu’à seulement quelques mètres de moi, des types armés jusqu’aux dents ne désiraient qu’une chose ; ma peau. La jeune fille m’attrapa par la main et me tira dans une autre ruelle ; obtempérant en silence, je la suivis, le cœur emprunt à toutes les angoisses. D’une fierté démesurée, elle se présenta comme la petite fille de Riina. Je ne comprenais rien. Du moins je me refusais à croire qu’une si charmante personne puisse être impliquée dans des histoires de mafia pas nettes. Costa Notra, m’avait-elle avoué les yeux luisants de malice et de fierté. Elle, mafieuse ? Je me retins de rire, mais à mesure qu’elle m’expliquait son histoire, son passé et cet avenir qui paraissait tout tracé pour elle, je compris qu’elle ne mentait pas. Aurea m’avoua être intouchable. Des quoi ? bégayai-je. Sharks ? C’est quoi ce bordel ? Je suis impliqué dans des histoires de mafia ? Attends, je peux leur rendre l’argent et plus jamais je ne jouerai au Poker ici. C’est fini, décrétai-je fermement. J’étais bien décidé à ne plus m’approcher de la Little Italy. La lune éclaira pleinement le visage d’albâtre de la jeune fille, lui donnant un patiné argenté superbe. Ses longues mèches ondulées dansaient sur ses épaules frêles. Elle me paraissait être superbe. Le danger la rendait encore plus délicieuse à mes yeux. Bon écoute, Aurea, jouons cartes sur table. Je veux bien te croire, je te crois oui, mais écoute, ça me file les jetons. Je ne veux pas être impliqué dans vos histoires. Tu sais, j’ai revu le Parrain il y a quelques jours et franchement…Non. Je…C’est horrible ! Je palis. Tu as été vraiment adorable de me sauver. Je te remercie et je te promets de te rendre jusqu’au dernier sou l’argent que j’ai gagné, mais je ne suis qu’un petit écossais étudiant en astrochimie, rien de plus. Je ne veux pas mourir du jour au lendemain. Toi comme moi savons très bien ce que les mafieux font à des types dans mon genre, quick ! dis-je en désignant d’un trait fictif du pouce au niveau de ma gorge, la décapitation. Merci Aurea.

Aussitôt, je rebroussai chemin, laissant Aurea aux ténèbres. La ruelle me parut encore plus ombrageuse que d’habitude, ou bien était-ce ce sentiment de peur effroyable ancré en moi qui me la rendait aussi ténébreuse ? Les étoiles ne brillaient plus. La lune était désormais abritées sous un toit de grisailles. Et là, face à moi, dans la pénombre naissante, deux gars bien baraqués et armés d’un revolver dont la crosse luisait comme de l’argent. Je me figeai tout en tentant de négocier, mes petits rires et mes remarques n’eurent pas le pouvoir de calmer leur colère. Ils braillaient des paroles en italien. Je ne comprenais rien. Levant les mains pour prouver ma bonne foi, je reculai discrètement. Encore un peu. Et là, je m’élançai dans une course effrénée à travers les ruelles ; j’étais idiot, j’aurais dû rester avec Aurea. Accélérant le rythme jusqu’à ressentir l’épuisement, je dépassai agilement une partie du quartier italien ; la sortie n’était qu’à quelques mètres à peine. Les deux colosses étaient derrière moi, bien décidés à titrer un trait noir et sanguinolent sur moi. Calculant promptement les probabilités qu’il me restait de suivre, je crus déceler un pan d’une échelle mal reliée. Les mathématiques résidaient dans la nature ; rien n’arrivait au hasard, tout suivait une logique. Au sol, je remarquai un caillou, bien rond. Donnant rapidement un coup de pied dedans ; telle une bille lancée à vive allure, la pierre rebondit sur un des pavés qui était mal accroché à la chaussée, avant de sauter sur l’échafaudage et tout en cognant doucement un bout de ce dernier, il fit écrouler toutes les briques et les pierres carrées étant posées dessus sur la tête des gorilles. Assommés, et morts peut-être, les hommes étaient enlisés sous un tas de poussière et de briques cassées. Je souris, fier de ma prouesse. J’avais toujours eu cette aptitude de tout prévoir, de tout mesurer régulièrement. Quelqu’un hurla mon prénom avec cet accent sicilien qui m’était si familier. Aurea. Elle par contre était vraiment imprévisible.Tu croyais vraiment que je ne pouvais pas me débrouiller seul, hein ? ris-je. La brune devait certainement se poser mille et une questions à mon sujet ; ma prouesse devait être à ses yeux, un mystère tout entier. Juste, essaye de maintenir tes gars un peu loin de moi Mademoiselle Riina. Et je ne leur ferrai plus aucun mal. Promis. Et je peux t’inviter à un resto un de ces jours ? Enfin, si tu veux. Non pas que ça m’aurait déplu de passer beaucoup de temps avec toi pour essayer de rester en vie, mais je suis quelqu’un qui tient à sa liberté. Un sourire étira mes traits et fit luire mon regard, d’une étincelle bien suspecte. Je détaillai Aurea en silence. Je te raccompagne ? Ou cela serait-il mal vu par tes gars ? Et ne t’inquiète pas, j’ai tout fait pour que ceux-là ne souffrent pas trop. Décrétai-je en lançant un regard moqueur vers le tas de poussière et de briques.

Dévalant à grandes enjambées le quartier italien, je me retrouvai seulement à quelques ruelles de la sortie ; je voulais fuir au plus vite. Les affaires de mafieux étaient sincèrement extérieures à moi, je ne voulais en aucun cas me mêler à eux et à leur business foireux. Sans plus attendre, je bondis agilement, faisant ainsi basculer un échafaudage complet qui chuta sur deux gorilles probablement envoyés à ma poursuite par Aurea, ou qui sais-je sans doute par un autre Guevara qui en voulait cher à ma peau. Arrivant à l’embouchure de la ruelle, j’observai le versant nord du quartier qui me paraissait plongé dans un calme trompeur ; tout était bien trop silencieux à mon goût. Haut perchée, la lune sublimait de ses éclats vifs la sortie de Little Italy ; je crus même entrapercevoir sur la ligne blafarde de l’horizon, la lueur jaune d’un taxi venant en ma direction. Le hélant d’une voix rauque et assurée, je scrutai les ruelles desquelles avaient déboulés les deux types qui étaient probablement K.O ou morts sous le tas de briques, lorsque tout à coup, elle apparut. Les cheveux ondulant au vent, la démarche assurée, les épaules hautes ; il se dégageait de ce portrait de femme une insouciance et une nonchalance qui ne me laissait pas indifférent. Rares avaient été les femmes que j’eus rencontrées et appréciées qui étaient aussi fortes que cette énigmatique sicilienne. Sauf Cassandra, et encore. La jeune tchèque n’avait pas autant d’aplomb qu’Aurea. S’approchant de moi, elle eut un sourire courant sur ses belles lèvres. Je la fixai avec envie. Cette bouche rouge et sensuelle appelait au désir. Aurea toute entière me paraissait être d’une ardente douceur. Je me mis à sa hauteur, la contemplant à la lueur argentée de la lune ; ses iris grandissaient dans leur fascinante teinte ténébreuse. Elle attrapa mon bras et me guida vers l’intérieur de son petit royaume, elle, la ravissante princesse italienne. Nous marchâmes durant quelques minutes, appréciant le silence rétabli et la beauté mystérieuse du quartier. Derrière les jalousies rabattues, on voyait luire les regards curieux et les blafardes lumières de la vie. Les gens étaient assez intéressés par ce qui se passait hors de leur caverne sacrée ; sans doute n’étaient-ils pas habitués à voir un blanc bec de mon genre avec la fille Riina ? J’avais le sentiment que tous la craignaient ici, qu’elle imposait le respect. Rien de plus normal en connaissant ne serait-ce qu’un dixième de son histoire. La chose m’impressionnait encore. Je n’étais pas habitué à fréquenter des mafiosos. Je jouais au Poker pour le fun, et pour arrondir les fins de mois. Je ne voulais en aucun cas être mêlé à des histoires de corruption ou de trafic quelque chose. New Heaven pesait déjà assez lourd sur mes épaules. Aurea et moi tournâmes au détour d’une ruelle ; la surface argentée d’une fontaine brillait intensément. La jeune italienne grimpa agilement sur le rebord en se pavanant, fière, gracile. Superbe. Son rire était doux à entendre.

« Aurea, je vais sans doute te poser une question qui ne va pas te plaire, mais excuse ma curiosité excessive. Tu es donc une mafieuse, c’est cela ? Et tes parents, qu’en disent-ils ? Eux aussi sont mafieux ? Enfin je veux dire, vous vivez comme les types dans le Parrain, c’est ça ? Argent, corruption et ..Meurtres. » Mes muscles se raidirent un à un alors que je m’installai sur le rebord de la fontaine tandis que la jeune brune s’était arrêtée de s’agiter gracieusement. Elle ne dit rien. Le silence devint de plomb, accablant. « Tu as déjà tué quelqu’un ? » Je redressai la tête vers l’italienne, noyant mon regard dans le sien et y cherchant une quelconque réponse. Aurea ne dit rien. Elle me parut impassible. Peut-être mes questions l’avaient sans doute dérangée ? « Désolé. Ce ne sont vraiment pas mes affaires. Excuse-moi. » Je me redressai et m’écartai légèrement d’elle, tout en baissant la tête. Habituellement, je ne m’intéressais pas autant aux histoires des uns et des autres, mais Aurea était absolument fascinante. Je voulais la découvrir. C’était comme si elle était un genre d’objet de science merveilleux ; quelque chose d’inconnu qui prêtait à l’expérience. Une nouvelle planète à découvrir, une étoile à nommer. En bon homme de sciences, je n’aimais pas rester sans réponse. Je devais tout savoir, tout examiner rigoureusement afin d’édicter les lois étant le fruit d’un sérieux travail de recherche. Oui, Aurea était si différente de moi que dans son étrangeté dangereuse, elle m’accablait de questions, de doutes, d’envie. « Pourquoi m’as-tu sauvé l’autre soir ? Tu aurais très bien pu partir et me laisser crever. Tes gardes sont visiblement décidés à m’arracher à la vie. » dis-je en grimaçant. Un sourire esquissa le contour de mes lèvres lorsque je déclarai fièrement « Mais je ne suis pas prêt à me laisser avoir si facilement. Personne ne peut avoir un Hemingway, personne ! » Je n’étais pas convaincu qu’une telle devise allait me servir, mais qui sait, sans doute cela repoussera t-il d’éventuels ennemis qu’Aurea aurait averti de ma dangerosité potentielle ? Elle ne savait pas que j’étais quelqu’un d’extraordinaire. Et c’était sans doute mieux ainsi. Le silence reprit ses droits entre nous, alors que d’un œil averti, je contemplai la voûte céleste ; Arcturus de sa couleur légèrement orangée, brillait de mille feux, sublimant la Grande Ourse et ses autres étoiles. La nuit était superbe, malgré l’ambiance de plomb et de glace entre la sicilienne et moi ; cette soirée était à hauts risques. Allait-il se terminer avec encore et encore de l’action, ou bien pourrions nous profiter d’un moment de tranquillité ? La place me paraissait déserte, bien que dans les ténèbres, on entendait des chuchotis et des bruits de pas. Ce n’était pas le vent, mais quelques rares passants qui nous observaient avec méfiance. Je crus même que l’un d’entre eux s’adressa à moi afin de m’encourager à fuir. A tout quitter avant que cela ne soit trop tard. Avant que je ne perde la vie.

Déambulant à travers le quartier italien, nous eûmes enfin le plaisir d’en apprécier le silence et la musicalité épicée ; on entendait quelques éclats de voix, quelques rires gras le tout saupoudré de la douce odeur du safran, du basilic. Ces herbes provinciales qui pour la plupart embellissaient pleinement la cuisine italienne. Je n’étais pas italien, mais j’étais cultivé ; je savais ce que le commun des mortels prêtait aux italiens. La mafia, les pizzas, la tchatche, les pâtes, le tiramisu, le tempérament chaud, les belles voitures. Enfin, les bases. Je ne connaissais pas l’Italie. Je n’y étais jamais allé, mais la simple visite de ce petit quartier italien me laissait entrevoir la richesse du pays. Aurea allait et venait le long du rebord de pierre de la fontaine ; les clapotis de l’eau rythmaient de temps en temps les grands moments de silence et de doute. J’hésitai à davantage l’interroger sur son passé, sur sa vie. Après tout, je n’avais jamais été très curieux, si ce n’était pour les études. Me redressant, j’avançai d’un pas, lui tournant ainsi le long et prolongeant de mon unique regard le point de fuite où se regroupaient toutes les lignes des ruelles opposées ; je rêvassais, songeur, écoutant les confessions de la jeune sicilienne. Sa famille me paraissait être puissante et implantée depuis longtemps dans ce quartier ; la présence inattendue d’un passant qui me hurla quelques mots dans sa langue, y ajoutant quelques bribes de la mienne me firent comprendre que les Riina effrayaient la foule. Après tout, qui ne craignait pas les Mafieux ? Bien des films avaient retracés les épopées de grandes familles italiennes ; j’avais assez vu le Parrain pour comprendre comment Aurea et sa bande fonctionnaient. « Habituellement, je ne suis pas curieux, mais avec toi, c’est assez différent. Il y a quelque chose en toi qui me..fascine Aurea. Je ne saurais le décrire. Le sens-tu ? » Lui demandai-je alors que gracieusement, la jeune fille s’était placée face à moi, jouant de ses petits doigts le long de mon torse. Un frisson se répandit en moi, me secouant de la tête aux pieds. Une réaction en chaine liée au simple effleurement, à son regard pétillant à et ses lèvres pulpeuses qui invitaient au désir. Je devais me ressaissir, car là n’était pas ma priorité ce soir. Elle ne l’avait jamais été. Je ne voulais pas trop me frotter à la mafia. Ils ne m’appréciaient pas vraiment. « Et tu reprends le flambeau, c’est ça ? » Lui demandai-je en posant ma main sur la sienne. « Pourquoi fais-tu ça ? Cela te plait-il vraiment ? Le danger est ce qui te rend si forte et si fière on dirait. Tu n’as pas peur ? Peur de perdre les gens auxquels tu tiens ? Ton grand-père, tes parents ? » Je la questionnai du regard et je crus déceler dans ses yeux d’encre, un éclat de tristesse. « Désolé, je ne voulais vraiment pas poser ce genre de questions. Ce..Navré. Allons-y, je te raccompagne et ensuite je rentre. Quelle soirée ! » Soufflai-je à la fois honteux et errinté par tant d’aventures en une seule soirée. Je ne voulais surtout pas m’imiscer dans le secret de son existence ; certaines choses devaient rester secrètes. Je le savais trop bien. Aurea m’avoua n’avoir jamais tué personne, mais elle avait bien des fois donner l’ordre à ses complices de le faire. Cela me fit froid dans le dos. Je ne relevais pas. Les yeux se posant le long des eaux de la fontaine tapissées par le clair de lune argenté. « Pourquoi ? Pourquoi les avoir tués ? C’était de la concurrence ? C’est ça ? » J’étais curieux. Un peu trop. Mais visiblement cela ne dérangeait pas plus que cela la sicilienne. « Merci. Trop d’honneur ! » Lui murmurai-je avec un léger sourire, en coin. Aurea me le rendit, les yeux brillants comme les étoiles déchirant la voie lactée. Quelques poussières d’or se répandaient dans ses cheveux qui ondulaient sur ses épaules frêles. Nous avançâmes le long d’une ruelle légèrement éclairée par un réverbère. Aurea tourna le dos à l’impasse, marchant telle une danseuse, à pas légers, oscillants ; ses escarpins effleuraient à peine les dalles du sol. Sa robe légère la transformait en une réelle étoile. Cela me rappela brièvement Eileen qui m’avait parlé de sa passion pour la danse. Visiblement j’appréciais la compagnie des personnes gracieuses et élancées. Je souris à cette pensée. « Promets-moi de ne pas me mentir. Je n’aime pas les mensonges. » Lui avouai-je en riant à mon tour. La jeune fille acquiesça à peine avant de me poser plusieurs questions ; elle cherchait à en savoir davantage sur moi, à me découvrir, à me transformer en un objet de sciences que l’on étudie avec minutie. J’étais flatté d’autant d’intérêt. J’en suscitai rarement autour de moi. Tout du moins avec certaines filles. « Il n’y a pas grand-chose à savoir sur moi. Je suis d’Ecosse, de Glasgow plus précisément. J’ai eu enfance et une adolescence assez normales, et tout comme toi, j’ai été élevé par mon grand père. Il compte énormément pour moi. » Elle m’observa, pendant que je marchai. « Je tiens beaucoup à mon pays, mais je suis venu à Los Angeles pour étudier à New Heaven car c’est une fac réputée par tout dans le monde. Je suis passionné par les sciences. En particulier l’astronomie. J’adore regarder les étoiles, leur inventer des noms, mais aussi repérer certaines constellations. » Je souris, les yeux brillants. Mon regard s’attarda instinctivement sur le ciel qui brillait de mille feux et qui était dégagé. « Par exemple on peut repérer les très connues Petite et Grande Ours, mais on peut aussi voir Véga. Regarde. C’est l’étoile la plus brillante. » Lui dis-je alors qu’elle s’arrêta ; je m’approchai d’elle, mon souffle effleura sa nuque. Passant mon bras au dessus de son épaule, je lui désignai d’un geste de l’index les lignes imaginaires de la constellation ancrée sur la voûte céleste. « C’est réellement ça qui me passionne. J’étudie l’astrochimie, soit un mélange entre la chimie et l’astromonie. Ca me permet de comprendre comment les étoiles se forment et comment tout se créé, tout se transforme au-delà de ce que l’on voit ici sur terre, mais dans l’univers entier. Mes recherches et celles d’autres grands astrochimistes pourraient nous permettre de comprendre enfin l’impact de l’origine de la vie sur terre. Tu me comprends ? Ou je te parle en chinois ? » Un sourire s’afficha sur mes lèvres alors qu’Aurea admirait les cieux étoilés. Elle se déroba légèrement de mon étreinte et nous reprîmes la marche. Je l’observai en silence. « Ce que je veux réellement pour l’avenir ? C’est révolutionner le monde et les sciences ! Je veux du progrès pour tous, voilà ce que je veux réellement. » J’étais fier. Car je savais qu’une bonne partie de mes recherches allaient sans doute permettre à l’ensemble de la communauté scientifique de faire un bon en avant ; ce n’était pas de la prétention ou du narcissisme, mais une réalité. Mon don faisait que je comprenais encore mieux les choses, que je décryptai plus facilement et plus rapidement encore le comportement des astres. Aurea me sourit, et sans faire exprès, elle bascula. Son pied se prit dans une planche qui était étalée sur la chaussée. Elle bascula en arrière et poussa un hurlement horrible. « Aurea ! » m’écriai-je en bondissant genoux à terre. Je l’attrapai doucement dans mes bras et la redressai à peine, mais l’italienne grimaçait et couinait. Elle avait visiblement très mal. « Tu t’es fait mal à la cheville ? » La jeune fille acquiesça. Je glissai doucement mes doigts sur sa cheville et la palpai. La brune poussa quelques cris, se retenant de pleurer. « C’est trop fois rien. Détends-toi. Calme-toi et écoute simplement le son de ma voix. Tout va s’arranger. » Mes doigts caressèrent à peine sa peau brûlante ; je fermai les paupières, inspirai une bonne bouffée d’air pendant que l’italienne se détendait. Il me fallait agir pendant que nous étions seuls et qu’elle était calme. J’appuyai ma main contre la zone bombée et rouge. « Calme-toi Aurea. Ca va aller. » Lui répétai-je d’une voix posée alors qu’elle tressaillit en poussant un petit cri. Une énergie traversa mes doigts, et alla doucement se répandre dans sa cheville. Je ressentis sa douleur. Elle me fut transmise. Je grimaçai et serrai les mâchoires sans dire mot ; c’était l’inconvénient de mon don. Je ressentais la souffrance et la douleur de ceux que je sauvais. Je me souviendrai toujours du jour où j’avais redonné le souffle de la vie à mon grand père et celui où j’avais réoffert une nouvelle existence à Julian, mon bon ami. Je basculai légèrement en arrière, le front emperlé de sueur alors que l’italienne me fixait de ses grands yeux curieux. Je posai la tête contre le mur, m’y adossant. « Je t’avais dit que c’était trop fois rien. Il fallait simplement un peu masser. Normalement tu peux remarcher ! » La jeune fille parut hébétée, mais essaya de se relever ; elle n’avait plus rien. Elle me tendit la main pour que je me lève à mon tour ; étant donné que j’avais choppé sa douleur et que même si la sensation allait être éphémère et vite se volatiliser, elle n’en demeurait pas moins présente et douloureuse. « T’inquiète, je vais très bien…Juste un petit coup de fatigue ! » Mentis-je en feignant un sourire. Je pris appui contre le mur et me redressai en titubant légèrement.